Le poids des intérêts économiques

Publié le par Samuel C.

Le 1er site géopolitique francophone publie un ouvrage de référence : Patrice Gourdin, "Manuel de géopolitique", éd. Diploweb.com, 2015-2016. ISBN : 979-10-92676-04-4. Voici le chapitre 26 : Le poids des intérêts économiques. Comme les Grecs de l’Antiquité l’avaient déjà constaté, l’autarcie complète s’avère impossible et toute communauté dépend, dans une proportion variable, de l’extérieur : « Une cité vient à être pour autant que chacun de nous se trouve non pas autosuffisant, mais porteur de beaucoup de besoins. [...] installer cette cité-là dans un lieu tel qu’on n’y aura pas besoin d’importations, c’est presque impossible. – Oui, impossible. – On aura donc encore en outre besoin aussi d’autres hommes, qui à partir d’une autre cité procureront à celle-ci ce dont elle a besoin [1] ». En conséquence, parmi les objectifs de la politique extérieure des États figurent la défense et/ou le développement de leurs ressources, de leurs entreprises et de leurs échanges. Cela peut passer par le commerce, qui : « a son principe et son origine dans l’ordre naturel, en ce que les hommes ont certaines choses en trop grande quantité et d’autres en quantité insuffisante. [...] dans la mesure exigée pour la satisfaction de leurs besoins, les hommes [sont] dans la nécessité de pratiquer l’échange, [...] l’aide que se prêtent les divers pays par l’importation des produits déficitaires et l’exportation des produits en excédent [2] ». Mais cela peut également passer par la guerre : « Il nous faudra nous tailler une part du pays des voisins, si nous voulons avoir un territoire suffisant pour y faire paître et pour le labourer ; et eux, il leur faudra à leur tour tailler dans le nôtre, si eux aussi se laissent aller à une acquisition illimitée de richesses, en transgressant la borne de ce qui est nécessaire. [...] Nous ferons la guerre alors [3] ». À la suite d’Aristote, qui affirmait : « dans ses opérations commerciales, l’État ne doit voir que son intérêt et jamais celui des autres peuples [4] », les mercantilistes (XVIe-XVIIIe siècle) firent des relations économiques avec l’extérieur la base de la puissance des États. Mais dans un rapport inégal : il s’agissait de limiter les importations (notamment de produits de consommation) et d’accroître les exportations. Cela résultait de la conviction que la puissance découlait de la richesse et qu’il convenait donc d’en capter le plus possible et d’en laisser partir le moins possible. D’où la “maxime“ de Josiah Child, directeur de la Compagnie anglaise des Indes orientales de 1674 à 1699 : « Le commerce extérieur amène la richesse, la richesse amène la puissance, la puissance protège notre commerce et notre religion ». Dans cette logique, nombre de souverains encouragèrent et contrôlèrent le commerce maritime ainsi que les activités industrielles, mirent en place une administration solide et renforcèrent la centralisation politique. En ce sens, les politiques interventionnistes contemporaines présentent des caractères “mercantilistes“. La politique africaine de la France après la décolonisation de 1960 offre un exemple des interactions entre intérêts économiques et diplomatie ou défense. Les relations politiques et militaires privilégiées qu’elle établit alors avec plusieurs de ses anciennes dépendances lui assurèrent, outre une zone d’influence, un réseau d’alliés et des points d’appui militaires, l’accès à des matières premières ainsi que des débouchés et des marchés à ses entreprises industrielles et commerciales. Depuis la fin de la Guerre froide, plusieurs pays viennent disputer à la France les positions acquises : la Chine, l’Inde et les États-Unis. Paris se trouve donc dans l’obligation de revoir sa stratégie et ses pratiques sur le continent africain [5]. Les ressources naturelles, nous l’avons vu, constituent un enjeu majeur des affrontements. Par conséquent, elles influent très fortement sur les relations internationales. Se procurer celles dont ils ont besoin, par le commerce ou par la force, préoccupe en permanence les États, tout comme l’acheminement et la sécurité des routes empruntées. D’innombrables exemples illustrent cette nécessité. En voici quelques-uns. Parmi les raisons qui amenèrent les États-Unis à mettre sur pied, en 2007, pour la première fois de leur histoire, un commandement militaire régional spécifique pour l’Afrique (AFRICOM), figure la nécessité de sécuriser l’accès aux matières premières, énergétiques en particulier, du continent [6]. Le rapprochement franco-libyen de l’été 2007 fut largement motivé, pour Paris – suivant en cela l’exemple des États-Unis et de la Grande-Bretagne –, par le désir d’accéder aux hydrocarbures et à l’uranium que détient ce pays ainsi que la volonté d’ouvrir aux entreprises françaises un important marché solvable (même s’il a la réputation d’être plutôt mauvais payeur) pour des équipements civils et militaires [7]. La volonté de la France de maintenir sa présence en Afrique, tout comme le renforcement de la présence des États-Unis et l’arrivée massive de la Chine s’expliquent en partie par leurs besoins en hydrocarbures : en 2006, le groupe Total y avait plus de 30 % de ses réserves, les États-Unis importaient 15 % de leur pétrole du seul golfe de Guinée et la République populaire de Chine couvrait 30 % de sa consommation avec ses achats sur le continent africain [8]. La rumeur circulait même, début 2007, que des troupes chinoises patrouillaient dans le delta du Niger pour protéger les intérêts de Pékin au Nigeria. Les États-Unis se rendirent tout aussi coupables que la Russie de l’”indulgence gazière [9]“ blâmée lors des “élections” présidentielles au Turkménistan, en février 2007 : ils ne trouvèrent rien à redire à un scrutin douteux et envoyèrent le secrétaire d’État adjoint, M. Boucher, aux cérémonies d’investiture de M. Berdymoukhamenov. Les Américains n’ont eu de cesse de mener à bien la construction de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan : il s’agissait, avec l’assentiment des États participants (et la perspective d’un raccordement du Kazakhstan), de briser le monopole d’évacuation du pétrole de la mer Caspienne que détenait Moscou [10]. La construction d’un gazoduc en parallèle jouerait le même rôle et affranchirait la Géorgie d’une dépendance totale vis-à-vis de Moscou. L’entreprise Gazprom est un outil essentiel de la politique extérieure russe. Les livraisons russes de gaz naturel servent à Moscou, depuis 2006, de moyen de pression, comme l’Ukraine, la Géorgie, le Belarus, voire l’Union européenne ont pu le mesurer. Dans ce contexte, la guerre contre la Géorgie, en août 2008, sonna comme un avertissement : la Russie n’entend pas se laisser dépouiller de son monopole sans réagir. La Grèce, alliée des États-Unis durant toute la Guerre froide, désormais « hésite entre “le grand frère russe“ et l’oncle Sam [11] », en partie du fait de sa coopération énergétique avec Moscou. L’Allemagne, pour son compte, cherche depuis 2006 à diversifier ses approvisionnements gaziers [12]. La rapidité et l’efficacité de la médiation du Brésil et de l’Argentine dans la crise intérieure bolivienne, à la fin de l’été 2008, tint en partie à la dépendance de ces deux pays à l’égard du gaz vendu par La Paz [13]. Quelques mois plus tôt, cette dépendance avait contraint Brasilia et Buenos Aires à financer la modernisation des champs de gaz en dépit de la politique moins favorable aux compagnies étrangères mise en place par le président Evo Morales [14]. La Chine éprouve le plus grand intérêt pour la pacification et la stabilisation de l’Afghanistan car ce dernier est un pivot indispensable pour ses projets économiques. Le recours à des approvisionnements énergétiques venus d’Asie centrale comme l’établissement d’un corridor commercial et énergétique (avec des fournitures venues du Proche-Orient) par le Pakistan imposent de passer par le territoire afghan [15]. Pékin joue également l’apaisement en mer de Chine du Sud et, par l’intermédiaire de la province du Guangxi, a proposé à l’Association des nations d’Asie du Sud-Est la mise en place d’une Organisation de coopération du Golfe du Tonkin [16]. Enfin, si la Chine fit en sorte que le gouvernement du Sri Lanka ne fût pas mis sur la sellette pour les exactions dont les civils furent victimes lors de l’offensive de l’armée régulière contre les rebelles tamouls, en 2009, l’économie y eut sa part : « l’île occupe une position stratégique dans l’océan Indien, au cœur même des routes énergétiques qui approvisionnent l’Empire du Milieu [17] ». La Mongolie, ex-satellite de l’URSS, enclavée, riche en pétrole et en gaz naturel, ne peut en tirer profit faute de capitaux et de technologies. La Russie, la Chine, le Japon et les États-Unis rivalisent pour passer des accords avec elle [18]. Islam Karymov met en concurrence la Russie et les Occidentaux autour du gaz naturel d’Ouzbékistan [19]. Si les États-Unis se heurtent à tant de difficultés pour isoler efficacement l’Iran afin de le contraindre à cesser son programme nucléaire militaire, les besoins énergétiques du Pakistan, de l’Inde et de la Chine n’y sont pas étrangers [20].

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