Nommer l'autre

Publié le par Samuel C.

Nommer l'autre
"Ma créature", me disait-il; et pourtant alors, il s'anéantissait comme un enfant dans les bras de sa mère, oh! combien humain, avec la terreur et la rancoeur d'un enfant échappé d'un cauchemar... Pauvre, pauvre cher! A mon tour, je l'appelais par son nom, me serrant, dans un élan passionné, à sa réalité nécessiteuse. Des fleurs passaient de mon sang dans le sien, toutes les choses joyeuses que son enfance n'avait pas eues, l'audace candide de la santé et de la richesse, presque les belles couleurs sur les joues. Il se persuadait, il voyait des jardins là où avaient été des marécages, et me comparait à la figure de sa mère parmi les parterres émaillés, les lèvres ouvertes au chant... Joie, tu étais comme un tableau qu'épanoui de mes doigts j'aurais vénéré. Félix le comprit le jour où nous nous revîmes, et ce fut la dernière fois que nous nous revîmes, le jour qu'il me trouva au chevet d'André, et l'après-midi était douce; André reposait convalescent sur des oreillers blancs, après des semaines de maladie. La fièvre s'était abattue, pesante, dans la chambre de mon second baptême, avait mis à ma merci la chair et les nerfs de mon ami; peut-être n'avais-je pas été envoyée pour autre chose, afin que je me sentisse nécessaire là où je me croyais un jeu supérieur. Le malade guérissait grâce à mes soins. Indicible métamorphose de l'amour en tendresse, passage imprévu de la liberté à l'esclavage, volonté dans l'ombre, tic-tac de la pendule, tic-tac égal de la pendule. Et Félix, qui après l'acceptation frénétique du sacrifice, m'avait écrit et écrit en délirant de regret comme un captif qui aurait été conduit à travers des régions ensoleillées, protestant qu'il ne voulait pas se résigner, jurant de me reprendre, Félix, venu dur et tremblant pour cueillir aux angles de ma bouche un frémissement irréfragable, s'assit près de nous deux pendant une heure, une heure que même à son âme, certes, il ne put jamais raconter, entre la zone azur de ma grave suavité et la zone rouge-brun de l'homme sûr; il s'arrêta un instant, "oiseau de passage", comme il aima à s'appeler; peut-être, en effet, ne parlâmes-nous que d'oiseaux de passage, car nous étions en septembre... Soir de septembre, où je ne vécus pas ma douleur! Celui qui s'éloignait désespéré et convaincu, ne fut pas même suivi par ma pensée silencieuse. J'étais abattue par le sentiment d'une autre souffrance, la surprise devant le tourment imprévu de celui qui semblait vouloir s'abîmer dans les oreillers, cachait son front, me montrait seulement ses épaules et ses mains contractées. Maladie jusqu'alors inconnue, que je respirai: atroce jalousie du passé, soif de fantômes! Et il râlait: "Il est beau, tu dois l'avoir aimé plus que moi!" Ah! homme! homme! Je venais de limbes où les mouvements irréfléchis de l'instinct m'avaient pendant une si grande partie de ma jeunesse comblée de dégoût; maintenant, me croyant lancée dans la sphère des vivants, dans le domaine des rares qui savent ou cherchent à savoir pourquoi ils sont nés, je voulais justifier même ce qui me frappait avec le moins de générosité. Laissez-moi dire, laissez-moi dire! Il y a une créature fraîche comme l'instant qui fleurit sur le pré ou sur la grève, qui n'a rien derrière soi, ni appui, ni exemple, et qui avance son front arrondi. Que devrait lui importer l'instant d'avant et celui d'après? Elle est faite pour se donner et pour chanter la joie que ce don vient faire resplendir sur le visage du monde. En quoi peuvent la toucher histoire et religion, puisqu'elle est l'innocence? Les ailes violettes des cyclamens, les ailes des coquillages lui suffisent. Mais celui que son sein nu trouve plus doux que n'importe quelle rivière caressée par le soleil couchant en un pays heureux n'est pourtant pas satisfait. Peut-être a-t-il tort, mais la force qui le pousse à se tourmenter, la terrible manie aux aspects infinis terrasse son âme, et la fraîche créature au front arrondi comprend cela, elle est intelligence et amour, elle souffre mais comprend, lys de la vallée, vêtu de lumière, alouette sauvée de tout ouragan, faite pour chanter et contrainte à méditer, à cultiver en elle-même des facultés sans grâce, ô poussiéreuse mémoire, ô asthmatique logique! elle est contrainte à analyser et à noter, à trouver un sens aux mots abstraits, un sens à la catégorie des valeurs, à l'ascète comme au guerrier... Ascète et guerrier, pour vous! Vous affirmez que vous êtes esprit et que je suis nature, et peut-être vous ne vous trompez pas. Si, en m'immolant avec la ténacité d'un effort dont vous ne saurez jamais l'âpreté, je vous prouve que je peux reconnaître tout de vous, en me servant des mots mêmes que vous vous êtes façonnés, chaînes de plomb pour moi, si je vous donne la preuve lucide que ma vie de femme fut attentive à vos manières et à vos fins, ne reconnaîtrez-vous pas, en toute loyauté, les deux termes que dans votre rude orgueil vous déclariez inconciliables? Puis, vienne, peut-être un matin, peut-être un soir, comme la soudaine fleur blanche de vesper dans un ciel de violettes et de flammes, quelqu'un avec un rire étincelant, une jeune merveille, une double divinité, et nous sommes anéantis dans mon étreinte, ô saveur de vie conclue!
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